Zoé Garbal

There was an enormous body of masculine opinion to the effect that nothing could be expected of women intellectually. Even if her father did not read out loud these opinions, any girl could read them for herself ; and the reading, even in the nineteenth century, must have lowered her vitality, and told profoundly upon her work. There would always have been that assertion-you cannot do this, you are incapable of doing that—to protest against, to overcome.


Virginia Woolf (A room of one’s own)

Les femmes sont-elles moins fortes en maths que les hommes ? La sous-représentation des femmes dans le domaine des STIM (Sciences Technologie Ingénierie et Mathématiques) nous porterait à croire que oui, effectivement les femmes réussissent moins bien que les hommes dans ces domaines, et c’est pour cela qu’on les retrouve en moindres proportions dans les établissements de haut niveau scientifique. Le problème serait donc intrinsèque au fonctionnement cérébral et cognitif des femmes, et cette sous-représentation serait expliquée par la génétique. Or, bien qu’il existe des différences au niveau du cerveau entre hommes et femmes, elles n’ont jamais permis de mettre en évidence une différence significative de compétences dans les matières scientifiques. En effet, en mathématiques à l’école primaire, les filles ont tendance à avoir de meilleurs résultats en maths que les garçons. De plus, la moitié des jeunes femmes sont diplômées de l’enseignement supérieur contre à peine 41 % des jeunes hommes. Toutefois, elles n’opèrent pas les mêmes choix que leurs homonymes masculins à

la fin du lycée et sont très minoritaires dans les filières sélectives de formation scientifiques. Comme on pourrait s’y attendre, les femmes sont donc moins représentées dans les postes haut-placés du milieu de la recherche. Cependant, leur faible proportion à l’entrée n’explique pas tout puisque trois ans après l’obtention d’un Doctorat, les conditions d’emploi des femmes sont systématiquement moins favorables que celles des hommes ([3] et [4]).

Comment expliquer ces disparités si les femmes sont tout aussi compétentes que les hommes? Pourquoi les filles, bien qu’elles réussissent généralement mieux que les garçons jusqu’à la fin du lycée, toutes matières confondues, semblent se désintéresser des matières scientifiques dans la suite de leurs études et n’obtiennent pas les postes haut-placés ? De très nombreux mécanismes expliquent cela, mais je vais me concentrer ici sur deux d’entre eux qui constituent chacun des champs de recherche : la menace du stéréotype et les biais implicites de genre.


Pour la rédaction de cet article, j’ai donc fait appel à Isabelle Régner, Professeure des Universités au Laboratoire de Psychologie Cognitive et Vice-Présidente Égalité Femmes Hommes et Lutte contre les Discriminations à Aix-Marseille Université.

Menace du stéréotype

C’est Claude Steele, un psychologue social américain, qui est à l’origine des premiers travaux sur le rôle des stéréotypes dans les performances académiques des étudiants ([1]). Il considère que l’intervention d’un stéréotype négatif viendrait perturber le fonctionnement cognitif chez les cibles de ce stéréotype pendant la tâche de résolution de problème, et que son impact a été longuement sous-estimé. Dans les années 1990, ses collaborateurs et lui mènent plusieurs études à l’Université de Stanford sur l’impact des stéréotypes sur les performances des étudiantes en mathématiques ainsi que celles des étudiants Noirs

lors de tests d’intelligence verbale. Pour l’une de ces études, des étudiants et des étudiantes brillantes qui avaient choisi les filières maths de haut niveau à l’université de Stanford sont sélectionnées. On leur demande de résoudre des exercices issus du test standardisé GRE (Graduate Record Examination) de mathématiques utilisé pour l’admission dans les masters d’universités. La moitié des élèves reçoit pour consigne qu’ils vont être évalués en mathématiques grâce à ce test très difficile (consigne standard), à l’autre moitié ils présentent aussi le test de math comme très difficile mais précisent que le test n’a jamais montré de différences de performance entre les sexes dans le passé. Avec cette précision, le stéréotype est rendu non pertinent pour le test en question : on constate que pour le groupe de participant·e·s ayant reçu la consigne standard, il y a la même disparité que d’habitude sur des test standardisés entre homme et femme (performance à l’avantage des hommes). En revanche, dans l’autre groupe, la différence de performance entre est annulée.

En présentant le test comme un test sur lequel il n’y a pas de différences entre les sexes, Steele et son équipe ont rendu le stéréotype de l’incapacité des femmes en mathématiques non pertinent pour le test en question. Cela a permis à ces femmes d’être aussi peu préoccupées par le stéréotype lié au genre que les hommes, et d’être donc aussi performantes qu’eux. En effet, à chaque fois que les femmes vont passer un test difficile qui est relié au stéréotype, le fait de savoir qu’elles sont évaluées va entraîner une peur d’échouer, comme chez n’importe quel individu se trouvant devant un tel test, mais en plus de cette anxiété, les femmes vont devoir gérer un obstacle supplémentaire qui est lié au stéréotype et à la peur de confirmer le stéréotype.

Que se passe-t-il au niveau cérébral ?

La menace du stéréotype affecte le comportement de plusieurs manières (cognitivement, affectivement, au niveau de la motivation), le phénomène est donc complexe et il n’existe pas de de mécanisme explicatif unique. Cependant, des études en neurosciences ont été menées pour tenter de comprendre ce qui se passe au niveau du cerveau lors de l’activation du stéréotype ([2]). Deux exemples de recherche en neurosciences sociales sur la menace des stéréotypes examinent l’activation des zones cérébrales chez les femmes dans des conditions “normales” et dans des conditions de menace du stéréotype (Krendl, Richeson, Kelley et Heatherton, 2008 ; Wraga, Helt, Jacobs et Sullivan, 2007). En utilisant l’IRMf (Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle), Krendl et ses collègues ont cherché à comprendre les bases neurales de la baisse des performances mathématiques des femmes dans des conditions de menace du stéréotype. Comme on pouvait s’y attendre, les femmes en condition de contrôle montrent un activation accrue des régions neuronales qui sont associées à l’apprentissage et aux performances en mathématiques.

Cependant, les femmes à qui l’on a rappelé la présumée infériorité de leur groupe en matière de mathématiques n’ont pas montré cette activation accrue dans les régions du cerveau utiles et liées aux mathématiques. Dans leur cas, c’est plutôt dans une zone qui a été associée à l’autorégulation émotionnelle et au traitement des informations affectives et du feedback social qu’il y a une hausse d’activité. Ces résultats suggèrent que la menace du stéréotype affecte les performances des femmes en mathématiques de deux manières : premièrement, il perturbe le recrutement normal des domaines cognitifs nécessaires à de hautes performances en mathématiques et, deuxièmement, il augmente le recrutement de zones qui permettent le traitement et la régulation des émotions. Wraga et ses collègues montrent des résultats similaires dans leur étude portant sur le stéréotype négatif concernant la performance de rotation mentale des femmes. Cela prouve que, bien que les stéréotypes sexistes varient dans leur contenu, ils déclenchent les mêmes effets défavorables au niveau cérébral.

Ces résultats démontrent que les stéréotypes peuvent jouer un rôle dans la performance des individus qui en sont les cibles. Cependant, notons que dans les deux recherches en neurosciences citées, seuls les résultats chez des femmes ont été étudiés. Notons également que la menace du stéréotype n’a jamais été présentée comme la seule explication pour la sous- performance des femmes en mathématiques, mais elle joue de toute évidence un rôle.

Les stéréotypes dont sont victimes les femmes sont souvent assez répandus. Dès lors, chaque mauvaise note reçue est perçue par les autres et par elles-mêmes comme une confirmation du stéréotype. À court terme, cela peut perturber le fonctionnement cognitif de la cible jusqu’à l’amener à adopter un comportement qui valide le stéréotype. A long terme, le fait d’être constamment confronté à ce stéréotype peut amener la personne à se désidentifier du domaine concerné.


Biais implicites de genre

Dans la société actuelle, le mot science est associé au domaine masculin. Ceci peut être illustré par le test des associations implicites qui mesure la force d’ancrage du stéréotype dans la mémoire. Vous pouvez faire le test en suivant ce lien. Cette association est automatique : nous avons donc beau être convaincus que les femmes ont tout aussi bien leur place en sciences que les hommes, le concept de science reste malgré tout fortement associé au masculin dans les esprits. Si ce biais avait été déjà identifié dans la population générale, il a aussi été mis en évidence chez les scientifiques eux-mêmes. Dans une étude menée par Isabelle Régner, Catherine Thinus-Blanc, Agnès Netter, Toni Schmader et Pascal Huguet, des Laboratoires des Universités de Clermont Auvergne, Aix-Marseille et British Columbia (Canada), publiée dans la revue Nature Human Behaviour en 2019 ([5]), il a été montré que ce biais peut conduire des jurys rigoureux à défavoriser des femmes lors de concours pour la promotion de chercheurs et chercheuses vers des postes haut-placés. On distingue deux types de comités de jurys : ceux qui acceptent de dire que la discrimination de genre est potentiellement encore un problème et qu’il faut y faire attention, et puis ceux qui ne reconnaissent pas la discrimination que peuvent subir les femmes en sciences. On remarque que les comités qui pensent qu’il n’y a plus de discrimination, mais pourtant chez qui la stéréotypie implicite est élevée, sont ceux qui font le plus de discrimination et recrutent moins de femmes que d’hommes¹. Par contre, les comités qui avaient pourtant le même stéréotype ancré en mémoire, mais qui au niveau explicite reconnaissaient l’existence d’un problème ont recruté à parité.

Quelles solutions ?

Il n’existe bien évidemment pas de solution miracle pour faire face aux deux mécanismes dont on a parlé précédemment. On ne peut pas envisager dans le court terme de mettre un terme à des stéréotypes qui existent depuis des siècles. On peut cependant choisir de ne pas propager ces stéréotypes, même en se justifiant par l’humour. Et puisqu’il est impossible d’annuler un stéréotype en tant que tel, nous devons lutter contre ses conséquences.

Dans le cas du champ de la menace du stéréotype, des actions concrètes peuvent être menées pour tâcher de réduire les conséquences des stéréotypes et des biais implicites de genre. Il a été remarqué que si les femmes remplissent le questionnaire (sexe, nationalité, etc) après avoir passé l’examen, leurs résultats sont meilleurs que si elles le remplissent avant. De même, faire passer aux filles l’épreuve de français avant l’épreuve de maths au brevet semble les mettre plus en confiance et aboutit à de meilleures performances dans les deux matières. Il est aussi important pour les petites filles d’être exposées dès le plus jeune âge à des modèles de réussite féminins afin de les aider à s’identifier aux matières scientifiques.


Le mot de la fin

J’ai évidemment pris beaucoup de plaisir à travailler sur ce sujet qui me tient à cœur, mais mon plaisir sera immense si vous, lecteur·trice, avez appris quelque chose grâce à cet article. J’ai aussi adoré reprendre contact avec Isabelle Régner, une femme forte et passionnée qui maîtrise parfaitement son sujet. À la suite de notre échange elle a souhaité que je relaye le message suivant : on ne s’improvise pas dans la lutte contre les stéréotypes et la discrimination. Il faut nécessairement se nourrir des résultats de la recherche scientifique sur le sujet, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui en France et dans la plupart des pays. Il ne suffit pas d’être militant et engagé : les travaux scientifiques montrent que beaucoup d’actions qui ont été mises en place sont au mieux inefficaces, au pire contre productives. Il est important de s’appuyer sur des travaux en psychologie et neurosciences afin de lutter efficacement.


Référence

[1]  Steven J. Spencer, Claude M. Steele et Diane M. Quinn. “Stereotype Threat and Women’s Math Performance”. In : Journal of Experimental Social Psychology (juin 1999).

[2] Belle Derks, Michael Inzlicht et Sonia Kang. “The Neuroscience of Stigma and Stereotype Threat”. In : Group Processes Intergroup Relations (mar. 2011).

[3]  MESRI. La parité dans la recherche. 2017.

[4]  MESRI. La parité dans l’enseignement supérieur. 2018.

[5]  Isabelle Régner et al. “Committees with implicit biases promote fewer women when they do not believe gender bias exists”. In : Nature Human Behaviour (août 2019).